L’étang privé

Si je devais choisir un mammifère parmi tous ceux que j’ai croisés dans mes aventures photographiques, il m’est difficile de faire un choix définitif. Chaque espèce a son propre charme, ses mystères et ses comportements fascinants. Cependant, si je devais choisir en me basant sur un critère sentimental, sur les premiers mammifères que j’ai appris à aimer, sans hésitation, ce serait le ragondin. Ce gros rongeur aquatique, souvent méconnu et mal jugé, a été l’un des premiers animaux sauvages à éveiller ma passion pour la photographie animalière et à me montrer que, derrière les a priori que l’on peut avoir, chaque créature mérite d’être observée avec patience et respect.

Mon attachement pour les ragondins a débuté lors d’une sortie à un étang privé, un lieu oublié des hommes, où la nature avait repris ses droits. Ce jour-là, alors que je marchais avec mon appareil photo en quête de moments à capturer, je fus interpellé par un habitant du coin. Curieux de savoir ce que je faisais avec tout mon équipement, il m’a abordé et, dans un élan de gentillesse, m’a proposé de m’accompagner jusqu’à un étang abandonné, un endroit qu’il connaissait bien. Il m’a expliqué que des ragondins y vivaient en paix, loin de l’agitation humaine, et qu’il venait parfois les observer de loin, en silence. Je le remerciais chaleureusement de m’offrir cette opportunité inespérée. Après m’avoir montré le chemin, il m’a laissé seul avec les lieux et les habitants de cette oasis de tranquillité.

Je m’installai sur la berge, les jambes croisées, mon appareil prêt à capturer la moindre apparition. Le silence régnait, seulement troublé par le clapotis léger de l’eau et les bruissements des feuilles sous la brise. C’est alors que j’aperçus au loin une petite forme brune qui se déplaçait lentement sur l’eau. Un ragondin. Mon premier. Il nageait paisiblement, suivant le contour de l’étang, plongeant parfois pour grignoter les algues et les plantes aquatiques. Fasciné, je restais immobile, espérant que le courant ou le hasard le rapprocherait de ma position. Ce qui se passa ensuite allait totalement changer ma perception des ragondins.

Contre toute attente, le ragondin commença à nager droit dans ma direction. Au début, je pensais qu’il ne m’avait tout simplement pas vu, trop concentré sur sa recherche de nourriture. Mais à mesure qu’il approchait, je réalisais qu’il venait bel et bien vers moi, déterminé. Ce fut un moment de doute. J’avais en tête ces clichés communs des ragondins vus comme des animaux agressifs, capables de charger s’ils se sentent menacés. Malgré ma fascination pour ce petit être, une légère peur m’envahit. Peut-être allait-il essayer de se défendre en me voyant aussi près de l’eau. Je me reculai alors très légèrement, m’aidant de mes mains pour me tirer quelques centimètres en arrière, espérant ne pas déclencher une réaction de sa part.

Mais à ma grande surprise, le ragondin ne montrait aucune hostilité. Il continua à avancer, lentement, jusqu’à s’arrêter à seulement un mètre ou deux de moi, flottant dans l’eau avec calme. Nos regards se croisèrent. Ce fut un de ces instants suspendus où le temps semble ralentir, où l’on ressent une connexion avec l’animal que l’on observe. Je pensais qu’il allait peut-être faire demi-tour ou fuir, mais il se contenta de me fixer pendant un court instant, comme s’il voulait évaluer si je représentais un danger ou non. Puis, sans un bruit, il tourna doucement vers la droite, disparaissant derrière quelques petits arbres au bord de l’eau.

C’est là que je l’ai vu s’installer pour manger. Caché à moitié par les branches, je pouvais néanmoins apercevoir le bout de son museau qui s’agitait joyeusement à chaque bouchée d’algue. Ses longues moustaches se balançaient au rythme de sa mastication, dessinant des petits mouvements comiques dans l’air. Il était là, totalement absorbé par son repas, comme si ma présence n’avait plus aucune importance. Cette scène, à la fois simple et profondément apaisante, m’a marqué.

Ce fut un moment clé dans ma relation avec la nature et les animaux sauvages. Ce ragondin, qui était venu jusqu’à moi sans crainte, m’a appris que ces créatures que l’on redoute parfois ne sont pas des menaces à moins que nous ne soyons perçus comme telles. Tant que je ne représentais aucun danger pour lui, il n’avait aucune raison de se défendre ou de fuir. Ce jour-là, j’ai compris que le véritable secret pour approcher les animaux sauvages réside dans notre capacité à nous faire oublier, à devenir un simple observateur respectueux de leur monde.

Depuis cette rencontre, mon regard sur les ragondins a radicalement changé. Loin de l’image d’animaux nuisibles que beaucoup leur attribuent, je les ai découverts comme des êtres curieux, paisibles, et finalement assez indifférents à l’homme tant qu’on ne les perturbe pas. J’ai eu la chance de croiser bien d’autres ragondins après celui-là, mais cette première rencontre restera gravée dans ma mémoire. C’est elle qui m’a appris l’une des leçons les plus précieuses en photographie animalière : le respect et la patience sont les clés pour découvrir la beauté cachée des animaux.

Ainsi, si je devais choisir un mammifère qui occupe une place spéciale dans mon cœur, ce serait sans doute le ragondin, non pas à cause de sa rareté ou de son apparence majestueuse, mais pour ce qu’il m’a enseigné sur la coexistence avec la nature. Depuis ce jour, chaque fois que je rencontre un ragondin au bord d’un étang, je ne peux m’empêcher de repenser à cette première rencontre, et à la façon dont un simple échange de regards a bouleversé mon approche de la photographie et de l’observation animale.